Textecontact (Lettre)
Ressource d’infini, la lecture n’est pas une activité pour laquelle on demande la permission. Son faire est celui de mettre hors jeu – et être hors jeu aujourd’hui est un véritable enjeu, un acte de résistance aux innombrables pressions du monde contemporain. Productivité, performativité, économie de l’attention, story-telling, flux d’information, et puis quoi encore ? La lecture comme texte et contact est le pouvoir rendu aux subjectivités.
Est-il possible de commencer à vif, sans précédent, sans lendemain, par la manifestation la plus ténue de la pensée : cet étrangement que la parole - ouïe ou prononcée - provoque dans le corps ? La lecture : cet en suspens sans secrets. De manière immédiate, la voix s'émancipe et se partage. Ouverte et entière, elle se met en place à l’instar d’un écart. Toute maîtrise, déjà, n’est plus qu’une forme humble d’abandon.
Cette rencontre, sans soi propre et concrète, agit directement au cœur du réel. Elle est discernable, et appartient à tous, elle contribue à notre rapport à la vie.
On expérimente la prise de parole, on la suppose naturelle. Mais que faire de l'intimité et du désir qui provoquent l'apparition de ce qui n'existe pas « l’un-précédant » dans le spectre de la perception le plus immédiat ? Que faire de ce que la voix recèle: son besoin, et de sobriété, et de luxure, présents dans l’éclat sobre où la vision s’anéantit ?
Là où il y a du sens – « ça fait sens » comme on dit – loin de toute filiation. Tout se tisse aussi bien en amont des perceptions que dans l'après coup. Et il faut entendre par là : loin d'un rapport de cause à effet qui ressort des perceptions, parce que, tel le « zig zag », cette forme de lecture est de l’ordre d’un parcours souvent insaisissable dont la temporalité demeure tout à fait singulière. Cette distanciation est de plus en rupture avec la tradition, car toute prise de parole est plus grande et plus forte, et encore moins calculable que l'action par laquelle on livre cet excédant issu de soi à quelqu’un d'autre. Mais guette, avec sa part de risque, le fétiche. Le risque d'un enchantement qui distrait de la force inaugurale et qui emmène avec lui la vénération d'un événement qui doit pourtant rester simple, tant sa force est complexe pour ceux qui se taisent, force inquiète, toujours à même de générer du commun.
Comment laisser jaillir la conversation transparente qui – fût-ce sur un mode fantasmatique ou respiratoire – se déchire et se distend au contact de l'idée, comme une pure profération de possibles ? Que faire de l'orient à chaque fois inversé du souffle, de cette dépendance de l'air? Texte-Contact
Il s'agit de quoi? De se maintenir loin de tout puritanisme, de ne jamais faire barrage à l’action de porter le réel hors de soi. Avec allure, mémoire et en colère. Conditions sine qua non pour que profération il y ait. Et comme il s’agit dans ce mouvement de temporaliser la mort, nous faisons aussi de l’irrépressible nécessité du sensible, de sa vapeur, la condition même de notre venue : notre vocation.
Presque toute notre vie est employée à des curiosités niaises. En revanche, il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en inspirent aucune.
Où sont nos amis morts ?
Pourquoi sommes-nous ici ?
Venons-nous de quelque part ?
Qu'est-ce que la liberté ?
Peut-elle s'accorder avec la loi providentielle ? Le nombre des âmes est-il fini ou infini ?
Et le nombre des terres habitables ? Etc., etc.
(Charles Baudelaire)
Tomber. Tomber d’accord sur ce point : nous tombons, n’est-ce pas ? Nous tombons d’autant plus que nous ne savons pas sur quel sol atterrir. Cependant, il faudrait pouvoir s’accorder sur l’art de se maintenir en chute. Car pendant que des attracteurs innombrables œuvrent à nous distraire afin de nous faire dévier vers des pentes plus rentables, nous savons bien cultiver d’autres genres de distractions qui pourraient nous sauver du hors sol : la gravité. La question n’est peut-être pas tant où tomber, que celle de trouver les appuis dont nous disposons pour accompagner notre mouvement avec laisser aller. À cet effet, les corps qui reconnaissent qu’ils tombent ont cet avantage qu’ils peuvent dessiner des trajectoires pour entrer en contact les uns avec les autres et ainsi influer sur le cours de leur chute. La matière de ce contact est le texte, soit encore le tissu. Ici, les corps marqués et bien vivants se tiennent devant nous de toute leur évidence. Ils appellent. Ils nous appellent à la connaissance. Dès lors, quel est le tissu qui renforce l’existence ?
– De la clarté, et pas de la transparence!
– Montrez-nous de quoi est faite votre noirceur.
Ce qui nous engage vers l’Autre dans la chute, c’est le texte, texte-contact. Une pratique de réparation des fils qui nous lient les uns aux autres et qui ont le pouvoir d’amortir les collisions espérées.
Plutot que de constater la dérive toujours croissante des plaques tectoniques, c’est de tout notre poids que nous nous engageons dans cette béance afin de faire émerger des sols communs. Loin du mythe et de la fiction. En mouvement. Nous élevant aux qualités atmosphériques qui sonorisent la matière de nos danses. Pour ce faire, permettez nous d’aérer le tissage serré des maintes filets de sécurité pour que nous puissions mieux inspirer ce qu'il nous reste de réalité.
Au nom, encore une fois, des innombrables orientations que parvient à entrouvrir une reprise sensible et théorique, en constante tension et pourtant non sans relâche entre déconstruction et projet, voici se tramer une forme de dissymétrie et de complémentarité entre toutes les trajectoires que la lecture permet.
Et toi, tu existes ?
Quel bruit tu fais quand tu tombes, raccommodes, rapièces, ourdis, entremêles ? Tu siffles ou tu bailles ?
Axelle Stiefel et Federico Nicolao
Le Gave, Avril 2018